Pour un Chinois, quand il met le pied sur le sol canadien, il ne manque pas d'être impressionné, stupéfié même par l'immensité du territoire (je pense tout de suite à ce que dit Gaston Miron dans un poème: "Le cœur serré comme les maisons d'Europe"), par la beauté de la nature, par le climat rigoureux, et par la sérénité franche des gens. Les Québécois doivent être un peuple courageux, fiers de leur terre, de leur pays, de leurs ancêtres explorateurs. Mais, dans la poésie québécoise, nous entendons surtout des plaintes, des regrets... Apparemment, ce profond malaise, ce pessimisme généralisé sont en contradiction avec la qualité des descendants des vaillants explorateurs de la Nouvelle France.
Pourquoi ce profond malaise? Cela vient sans doute du fait que les Québécois, sur une terre nouvelle et infinie, dans un climat hostile, entourés d'une majorité anglophone, constamment sous la menace de la culture américaine, avaient encore des doutes, des interrogations sur leur situation, sur leur identité, ils se sentaient déracinés, ils ne se sentaient pas trop chez eux. C'est pourquoi Gilles Marcotte qualifie cette poésie de "poésie d'exil". Cette mentalité d'exilés se traduit par des paroles fort précises: effroi, regret, solitude, déception. Ce n'est donc pas étonnant que cette poésie nous donne l'impression d'être plutôt sombre et grise, parfois lourde, et étouffante. Mais, d'un autre côté, les sentiments que cette poésie nous révèle gardent aussi une profonde humanité.
Dans ses poèmes, Octave Crémazie (1827‑1873), le premier poète national québécois, débordant de patriotisme, tourne constamment ses regards vers son pays maternel: on a l'impression d'entendre les cris de déception d'un orphelin.
Quand je regardai pour la première fois la photo d'Alain Grandbois, je fus très impressionné par son visage crispé de douleur. La lecture de ses poèmes n'a fait que renforcer cette impression. En effet, bien qu'il embrasse les thèmes universels de la poésie: solitude, fraternité, amour, mort, il est profondément marqué par son attachement au Québec qui est pour lui une "secrète blessure". Jaques Brault dit: "son oeuvre est pleine de cris blessés…, "Le poète était seul, et toujours il resta seul, écrivant des poèmes d'une fraternité douloureuse, d'un amour empêché".
Les premiers poèmes d'Alain Grandbois, écrits pendant les années 30, parurent d'abord en Chine, dans une plaquette généralement appelée "Poèmes de Hankéou".
Hankéou est une grande ville (c'est mon pays natal), au centre de la Chine, sur le Yangzi Jiang, le plus long fleuve de Chine. À cette époque, il existait dans la ville des concessions des pays impérialistes: concession anglaise, concession française, concession américaine…, des commerçants anglais, français y venaient acheter de la soie... Si Alain Grandbois y fit publier ses premiers vers, c'est par hasard, il raconte cette anecdote dans son Nouveau Journal.
C'était un certain Français nommé Vernet qui les avait imprimés. Alain Grandbois, en quittant Hankéou, en prit seulement dizaine d'exemplaires, et il chargea son ami d'envoyer les autres à Saigon par le bateau. Mais le bateau se perdit corps et bien au cours d'un typhon imprévu. Le poète lui-même n'en garda qu'un seul exemplaire.
Ce qui est intéressant, c'est que sur la couverture on a imprimé cinq caractères chinois : la poésie se forme dès la prise de conscience. Par eux-mêmes, ces vers, écrits apparemment entre 1925 et 1934, avant le voyage du poète en Asie, n'ont aucun lien direct avec la Chine par leur contenu.